Shauli Einav en quête de dérive / Jazz Magazine

on Tuesday, 23 February 2016. Posted in Concerts reviews, French

par Jean Francois MONDOT

Shauli Einav en quête de dérive / Jazz Magazine

http://www.jazzmagazine.com/shauli-einav-en-quete-de-derive/

Le jeune saxophoniste israélien a proposé samedi soir au Duc des Lombards une musique cherchant à se libérer des automatismes et des formules toutes faites. Il était aidé pour cela par une rythmique de jeunes diables survoltés: Paul Lay, Florent Nisse, Gautier Garrigue.

Shauli Einav (ts, sop) Paul Lay (p, fender), Florent Nisse (b), Gautier Garrigues (dm), Duc des Lombards, samedi 5 février 2016

Dès le début du premier morceau le jeune saxophoniste israélien (installé récemment à Paris, et qu’on aura donc le plaisir d’entendre régulièrement) prend la parole au sax ténor. On se dit que le concert va commencer par un chorus de ténor en majesté. Mais au bout de deux minutes Einav s’interrompt, semble changer d’avis, et cède la parole à sa rythmique. Il manifeste une évidente intention de briser les routines et de trouver une spontanéité dans les constructions sonores et les prises de parole que la suite confirmera. Florent Nisse (contrebasse) et Paul Lay (piano) font monter la mayonnaise à une vitesse vertigineuse. Shauli Einav revient alors, et se lance dans des arpèges biscornus qui m’évoquent un peu Mark turner. Je tente d’identifier le son très particulier de ce jeune saxophoniste. Il possède quelque chose de rêche, de rugueux, de rapeux, bref une de ces sonorités caractérisant un ténor désireux de chauffer à blanc son auditoire. Sauf que Shauli Einav se sert de ce son pour tracer des esquisses en demi-teinte. Plus tard, après le concert, il énonce la liste de ses maÎtres: Charlie Rouse, Harold Land, Earvin Booker, Lucky Thompson. Shauli Einav, la chose est claire, n’entend pas s’inscrire dans la liste émules de Stan Getz…


Au bout de quelques morceaux il me semble saisir que cette musique se caractérise par une sorte d’art de la dérive. Les morceaux débutent souvent sous des auspices classiques qui pourraient être qualifiés de hard-bop, ou de post hard bop. Mais ça ne dure pas. Paul lay, Florent Nisse, Gautier Garrigue font tanguer le navire, arrachent les voiles, crèvent les bouées, regardent jusqu’où on peut faire gîter le bateau. Quant à Shauli Einav, il les laisse faire avec une jubilation non dissimulée et sans inquiétude: Il se sait capable de nager en eau profonde. La section rythmique tient donc un rôle essentiel dans le groupe. Ce sont eux qui emmènent le quartet vers l’acidité et la dissonance. Ce processus de dérive volontaire est empreint de vitalité et d’allégresse. Il donne lieu à des moments endiablés. On remarque combien Florent Nisse et Gautier Garrigue se livrent à une sorte de surenchère amicale avec Paul lay pour pousser celui-ci à aller encore plus loin dans ses explorations. Il délivre plusieurs chorus magnifiques. Florent Nisse, sur I surrender dear, prend également un chorus très marquant qu’il termine avec une grande maîtrise de la construction narrative. Les dernières notes qu’il fait entendre sonnent comme la conclusion inéluctable de son solo sans que le moindre signe, le moindre regard soit nécessaire.

Tous les morceaux sont des compositions de Shauli Einav, issues de son disque « Beam me up » qui vient de paraître chez Berthold Records. On remarque particulièrement le magnifique Dolce Gustav, et ces deux ou trois morceaux qui enracinent la musique de Einav dans l’univers yiddish ou israélien, par exemple ce très beau morceau joué en hommage à son père, à la fin du concert. Mais le groupe joue aussi quelques standards, un Love for sale gorgé d’énergie vitale, I surrender Dear, vieille mélodie des années 30, et en rappel, comme un cadeau, un superbe Isfahan. Cette composition de Billy Stryhorn n’est pas caressée avec suavité, comme dans l’interprétation de Johnny Hodges, mais éraflée avec délicatesse par Shauli Einav. La composition garde toute sa tendresse mais gagne en muscles et en nerfs, et c’est très beau. Le saxophoniste israélien montre d’ailleurs une manière de jouer les standards, avec cette liberté nuancée d’éraflures, qui est véritablement passionnante.
Après le concert, on recueille la parole des musiciens. Le batteur Gautier Garrigues parle de l’une de ses influences actuelles, Marcus Gilmore, petit-fils de Roy Haynes « Il a fait évoluer la manière d’aborder le swing…Il propose une approche plus ouverte qui n’est d’ailleurs pas loin de celle de Roy Haynes. ça m’intéresse beaucoup… ». Shauli Einav confirme que c’est la recherche d’une forme personnelle de liberté qui a inspiré la musique jouée ce soir: « Je ne cherche pas une liberté totale, car il faut pour cela être un génie. Cela mène le plus souvent à des impasses , sauf si on s’appelle Ornette Coleman… ».

Paul Lay souligne sa recherche de la spontanéité absolue et de sa volonté d’écarter au maximum les clichés: « Une remarque d’un de mes professeurs au Conservatoire, patrick Moutal, m’a marqué pour la vie. Il m’a dit un jour: quand on monte sur scène, on tire la chasse. cette remarque s’est inscrite en moi… ».
J’interroge enfin Florent Nisse sur son merveilleux chorus sur I surrender dear, un solo où à plusieurs reprises il a paraphrasé le thème, ce qui est assez rare dans les solos de contrebasses. Florent Nisse développe une théorie sur ce que ne doit pas être un solo de basse : « Il y a deux manière de faire des solos de contrebasses que j’essaie à tous prix d’éviter. La première consiste à faire des phrases acrobatiques dans l’instrument, si bien qu’à un moment on a envie de dire au gars « change d’instrument et fais de la guitare ». la deuxième consiste à proposer un solo qui ressemble à une ligne de basse et n’apporte pas grand chose… ». Florent Nisse, par ailleurs un fin compositeur, a participé à un beau disque « Aux mages » (avec notamment Jakob Bro).Florent Nisse et Gautier Garrigue sont membres du groupe Flash Pig, qui prépare un disque ambitieux pour le mois de juin. On en reparlera. On reparlera aussi abondamment de tous ces jeunes musiciens brillants en 2016 (et dans les années qui viennent…).